Fille du métro

Fille du métro

Comme tous les autres, je suis là et j’avance sur le quai.

Je me dirige où se trouve le nez du train pour l’attendre et mon regard n’est nul autre que devant moi. J’ignore celui des autres qui me scrute et qui pèse sur moi. Je suis familière aux regards étrangers, mais mon corps ne l’est pas; il ne l’est pas plus à mes propres yeux… Je me suis armée d’une bulle invisible pour traverser les endroits publics; pour ne rien voir et ne rien entendre. Mais ce jour-là, quelque chose semble l’avoir transpercée et s’être rendu jusqu’à moi.

Un sanglot, je le reconnais bien.

Non habituée à regarder à l’extérieur de ce dôme que je me suis créé, il me prend un certain temps avant de distinguer d’où il m’est parvenu.

Une jeune fille est assise sur un banc du quai opposé au mien. Elle pleure abondamment et bruyamment. Ses épaules sursautent et elle tente malgré elle de le cacher, comme gênée par les quelques passants qui se retournent et posent leur regard sur elle. Elle semble se calmer pendant quelques instants avant que le chagrin ne s’attaque à elle de nouveau. Elle ne peut désormais retenir les larmes qui ruissellent le long de son visage et de son cou. Son corps se replie sur lui-même et sa tête s’enfonce entre ses genoux. 

Ceux que je vois la regarder ne font rien de plus. Tout le monde l’ignore et finit par faire comme si elle faisait partie du décor.

Aucune empathie; humains inhumains.

Comme s’ils avaient peur de se mêler à une vie qui n’est pas la leur et qui est, surtout, étrangère. L’inconnu fait bien peur, c’est vrai, mais cette inconnue est en détresse et je peux le ressentir à plusieurs mètres de distance, alors pourquoi ceux qui sont tout près n’agissent pas? Moi je suis là, de l’autre côté, impuissante, mais pourtant si désireuse de lui apporter mon aide. Je voudrais aller l’écouter, connaître la cause de tant de chagrin, la consoler. J’aimerais aller de l’autre côté des rails et je ne peux pas; son train arrive d’une minute à l’autre. Je n’ai pas le temps.

Temps; obstacle de la guérison.

Obstacle sur mon chemin et sur le sien.

Je continue alors de marcher, tout en essayant de l’ignorer comme les autres le font si bien, mais je ne peux pas.

Je ressens sa peine.

J’entends ses sanglots.

Je vois ses larmes.

J’ai beau cligner des yeux, chaque fois que je vois du noir, son visage empourpré de douleur transparaît.

Je finis par me rendre péniblement jusqu’au bout du quai où j’y attends le train, statique. Je l’observe de loin, mais je la sens tout près. Mon cœur se serre et je ne suis pas insensible à sa douleur. Je la vis aussi.

Elle mhabite, cette émotion maudite.

Son train arrive enfin et me bloque la vue le temps qu’elle y prend place. J’entends le signal des portes qui se ferment et le train qui reprend son parcours. Je scrute chaque wagon qui passe devant moi dans le but de la retrouver parmi cette foule de l’heure de pointe. Au moment où je pense enfin l’avoir retrouvée, la vitesse du train est trop rapide et ma vue s’embrouille.

Coupable.

Ô combien coupable je me sens.

Coupable que je suis.

Coupable de ne pas l’avoir sauvée.

Cette inconnue que je ne connais point, mais dont la douleur m’est totalement connue.

Celle qui perce le cœur et qui se rend jusqu’à l’âme.

Elle, cette jeune fille qui perdra la raison, qui perdra l’âme, une fois son trajet terminé. Elle, cette fille dont le corps traversera le porche de sa maison, se rendra difficilement jusqu’à sa chambre et s’étendra sur son lit.

Mais son âme elle,

froide,

se glissera hors des couvertures, glissera vers le sol et s’enfoncera sous la terre. 

Son âme la quittera,

je le sais,

je l’ai senti.

Crédit photo decouverture : Valérian Mazataud, Le Devoir

Annabelle Légaré
Catherine Duguay

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