Dans les vapeurs de la buandrie

Dans les vapeurs de la buanderie

La porte claque derrière moi. Je sursaute. Lourde porte, ambiance froide. La lumière terne, mais blanchâtre, ne me dévoile rien que des silhouettes assises. Toutes, elles attendent. Quelques-unes s’agitent, d’autres sont statiques, les yeux fixés sur le mouvement qui se trouble devant elles. Leurs doigts tambourinent sur des écrans tactiles ou sur leurs cuisses. D’autres caressent plutôt les pages d’un livre, ou encore, la surface lisse et morne des tables. Outre mon lourd sac de vêtements sales, j’ai l’impression d’avoir un autre poids sur les épaules ; solitude. Au fond de la pièce, j’aperçois la seule figure qui se tient debout, dos à moi. Un homme vêtu de noir, la capuche sur la tête, sa longue canne à la main. La Mort qui glisse des pièces de monnaie pour les échanger en jetons, tiens! Quelques têtes se tournent vers moi, on me dévisage de la tête aux pieds. L’électricité statique des sécheuses se conduit dans mon corps et me dresse le poil des bras. Malgré tout j’avance. Mes pieds, troublés, quittent le carrelage blanc de l’entrée pour glisser sur une surface noire. Dans un coin moins achalandé, je trouve enfin une machine à laver qui n’est pas occupée. Je laisse tomber mon sac sur la table tout près. J’entends le bruit de pièces qui tombent, puis celui de pas qui se rapprochent de moi. Le corps squelettique qui s’assied près de moi jette d’abord des fringues dans une laveuse, verse du savon dans le compartiment, insère des jetons et démarre le cycle. J’échange ma monnaie pour de petites pièces dorées et entame mon cycle, trois minutes après celui de la Mort. Je m’assieds sur la chaise métallique, inconfortable. Tout me distrait; le regard insistant de mon voisin fouinard, l’angoissé qui fait des va-et-vient de la laveuse à la sécheuse avec les bras chargés de vêtements mouillés, le son écho d’un cellulaire qui hypnotise l’enfant d’une jeune mère, l’adolescent qui tient son sac sur lui comme si quelqu’un allait lui voler à tout moment, les quelques lumières qui clignotent avec misère, les voitures qu’on voit passer par les ouvertures, et une femme qui claque un hublot avant de quitter nonchalamment. Je m’étourdis à regarder dans tous les sens de la pièce, c’est à croire que ma tête s’est engloutie dans le cycle enivrant des machines. Je secoue la tête et plonge mon regard dans le tournis de la laveuse devant moi. Peu à peu, je m’engouffre dans son mouvement, mes pensées se bousculent comme les tourbillons de vêtements. J’arrive tout de même à distinguer une couleur qui se démarque des autres dans cet ouragan de tissus: le rouge. La cerise de la séduction, la sensualité, la sexualité. À la simple vue de cette culotte en dentelle, je m’abandonne à la chaleur du souvenir qui l’accompagne. Mes yeux ne font plus le focus et mon reflet dans le hublot se transforme peu à peu. Je ne suis plus seule dans cette buanderie, mais en bonne compagnie dans une chambre. Le chronomètre de la machine se brouille et recule en arrière. Un homme se tient derrière moi, droit, et ses yeux parcourent lentement mon corps semi-nu. Je l’observe à mon tour dans le miroir qui me fait face. Ses cheveux couvrent une partie de son visage, mais je reconnais son regard perçant. À travers cette image, la buée du hublot rappelle son souffle chaud sur ma nuque. Avant que je ne ferme les yeux, je revois ses mains qui parcourent mon ventre pour glisser jusqu’à ma poitrine, ses larges mains couvrant entièrement mes seins. Ma tête s’incline d’un côté et son nez se glisse dans mon cou. Un petit baiser sur l’épaule puis, une légère morsure sur le lobe. Sa respiration bourdonne dans mon oreille et mon corps chancelle sous son emprise. Les bulles nous montent à la tête. Nos corps s’excitent, la tension nous compresse et nos doigts deviennent curieux. Les siens nagent dans ma culotte moite, avant de la déchirer complètement. J’échappe un son rauque, mes jambes deviennent molles, mon corps tendu se relâche. L’homme me soulève du sol et me lâche lourdement sur son lit. L’odeur du détergent évoque la fraîcheur des draps, mais je sens les couvertures disparaître sous mon dos. Rien d’autre que lui n’existe en ce moment. Ma tête est vidée, mon corps est chargé. La musique guide nos mouvements tels des pantins. Les sons environnants sont de plus en plus vagues. J’entends au loin des froissements de papier, mais il me semble plutôt que c’est l’emballage déchiré du condom que mon partenaire enfile agilement d’une main, pendant que l’autre me doigte avec ferveur. Je me laisse noyer dans ce jeune souvenir et j’en perds soudainement tous mes sens. En un clignement des yeux, je me retrouve à genoux, secouée de coups de bassin vigoureux. Les sons qu’il produit m’encouragent dans mon plaisir. Tout tourne autour de moi tellement c’est bon. Pour la première fois, je sens cet orgasme qui monte en moi et qui emplit tous les espaces vides, seuls et reculés de ma chair. Tous ces endroits qui n’ont jamais été comblés, toutes ces particules qui n’ont jamais eu la chance d’être aimées. Mon corps est une toile vierge, même s’il a été peint maintes fois de portraits insignifiants. C’est la naissance d’une oeuvre achevée. Le tableau qu’on crée se retourne et s’esquisse au verso. De toutes parts, la peinture s’infiltre en moi et touche des endroits où je n’aurais jamais cru la satisfaction possible. Je perds la notion du temps, mes pieds ne touchent plus le sol, je m’élève là où je ne me suis jamais aventurée. Toutes ces émotions se regroupent pour former un noeud qui me coupe le souffle et grandit lentement dans ma gorge. Sa poigne ferme me bouleverse, je me retrouve dans un étau duquel je ne peux m’échapper. Et dont je ne veux pas m’évader. Ses lèvres mordillent doucement les miennes, nos regards sauvages se maintiennent, nos sexes engourdis se fusionnent, nos bouches s’entrouvrent doucement. Le torrent qui nous traverse nous cloue au matelas. Notre souffle se retient un instant et simultanément, nous gémissons de plaisir. Son hurlement me ramène sur Terre. La sécheuse clame la fin de son cycle. Essoufflée, je secoue la tête et prend appui sur mes cuisses. Je sens quelque chose de liquide sur mon jean. Un fluide blanc et visqueux se glisse entre mes doigts. Je porte ma main sous mon nez et, un sourire coquin accroché aux lèvres, je constate ceci: assouplisseur, parfum de rose. 

Crédit photo de couverture : Annabelle Légaré

Annabelle signature
Sophia réviseure signature

2 Comments

  • Jasmin M

    Allô, Annabelle Légaré,
    C’est la première publication de toi que je viens de lire :
    Annabelle Legare. (2019). Dans les vapeurs de la buanderie – Publié chez folie Urbaine.
    Alors, j’écrirai beaucoup!

    Voici mes commentaires ou mes impressions.
    Je trouve que le texte est d’une très bonne qualité littéraire.
    L’expression de cette forme intensive de la sexualité est bien décrite.
    C’est bon texte érotique.

    L’amour! C’est la vie.
    Pourtant le personnage principale “sursaute”, et en même temps ressent de la “solitude”; puis a ses “pieds, troublés”.
    Pourquoi tant de lutte intérieure quand l’amour vient la rencontrer.
    Elle est éduquée vu qu’elle sait que “la cerise” est souvent associée aux choses esquises que sont entre autre la séduction, la sensualité, la sexualité.

    Ici, je me suis perdu en lisant cette phrase : “Je ne suis plus seule dans cette buanderie, mais en bonne compagnie dans une chambre”.
    Quelle peut-être l’utilité que la seconde personne soit de bonne compagnie vu que cet amour est fugace!
    Quelque chose m’a échappé.

    J’ai un peu rit, et ce n’est pas méchant, mais ne pas savoir plus sur la chambre a rendu difficile d’imaginer le volume sonore des gemissements.
    C’est difficile de tout décrire. Voici pourquoi l’écriture est un art et vous vous en sortez bien.

    J’ai retrouvé encore la lutte intérieure de la dame dans ces phrases :
    “Sa poigne ferme me bouleverse, je me retrouve dans un étau duquel je ne peux m’échapper.
    Et dont je ne veux pas m’évader.”
    Elle veut s’échapper de l’étau sans vouloir s’évadé alors que la phase de pénétration est proche. Qu’elle se laisse aimer!

    Jasmin M.

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